MUNIFICENCE TCHAO ET CORNEMUSE

      Ce matin là, en se réveillant, elle fut étonnée d'avoir un peu froid; d'ailleurs, c'est ça qui l'avait réveillée, ce froid. On était fin  septembre et, en dépit de l'été indien, elle avait ressorti la couette. Et la housse de couette. Et elle l'avait installée. Elle avait même bataillé. C'était... Il y a deux  jours. Ou trois. Il y a quelques jours, peu importe mais elle avait remis la couette sur son lit; elle avait même pensé: " C'est parti pour la saison froide! " Et maintenant, encore dans les brumes du sommeil, elle était surprise de ne sentir que le léger couvre lit sur son drap.

Mais, baste! Encore une belle journée qui s'annonce!...

      Les yeux  fermés, elle chercha  dans un geste habituel son brumisateur à l'eau de rose, elle tâtonna et constata qu'il n'y était pas, là, à sa droite; elle le trouva de l'autre côté du lit. De l'autre côté. A  gauche. Du côté où... où rien. Du côté où elle ne le mettait jamais, c'est tout.

Son brumisateur, elle avait dû le poser du côté gauche. Pour une fois. Voilà tout. Pas grave!

      La chatte miaulait, se frottait à ses jambes comme tous les matins. " Oui, oui, tu vas l'avoir ta pâtée, ouiii  ma fiiille" . En se baissant pour la caresser, elle fut saisie par la couleur du collier anti puces: marron! " c'est quoi cette histoire?" elle choisissait toujours un collier rose. Rose parce qu'il s'agissait d'une fille-chatte, alors, rose. Parfois, c'est vrai, au supermarché, le rose manquait, elle n'en faisait pas toute une histoire et elle se rabattait sur une autre couleur mais ça n'était pas arrivé depuis longtemps.  Enfin, il lui semblait... M'enfin... Marron!... 

Peut être qu'elle se trompait!  On va pas faire toute une histoire! Elle devait se tromper!

      Dans la salle de bains, elle fut bien embêtée  parce que elle réalisa que le robinet d'eau chaude se trouvait à droite. " C'est quand même curieux , j'ai toujours cru que ça coulait chaud à gauche et froid à droite! pourtant c'est bien écrit dessus: warm, cold... "

"J'ai toujours cru... C'est marrant, ça! ". Elle rigola.

      Elle chantonnait en s'habillant; un beau soleil l'attirait dehors, elle avait ses pomme s de terre à butter, ses gaillardes à éclaircir, quelques lampes solaires à retaper, la glycine qu'il fallait guider, voir les panais, ce que ça donnait, toutes ses petites choses _ sans compter le persil qui... _ ... réjouissantes et familières, _ et puis la ciboulette avant l'hiver _  ... qu'elle affectionnait et aussi les topinambours qui avaient tout envahi et... En attendant, elle ne trouvait pas son  bon vieux pantalon ample, un petit peu sale;  impossible de mettre la main dessus alors qu'elle l'avait laissé la veille dans la salle de bains pour jardiner encore aujourd'hui. Elle le cherchait en maugréant, avec  le sentiment aigu de perdre sa belle jeunesse à des broutilles quand elle finit par le trouver, très beaucoup sale, plein de terre, dans la machine à laver, en bas, dans la cuisine...

" Oh lala! Alzheimer! Bon! Passons "

      Elle ne déjeunait pas. Pas le temps. Pas le temps d'avoir faim. Juste un bon thé qui lave à l'intérieur. Elle le laissa son thé, trop chaud de toutes façons, pour répondre à son téléphone portable ( il est où, il est où ), qui, à son approche, cessa de sonner. Et n'enregistra aucun appel. Aucun. " J'entends des trucs maintenant? Oh oh mes ennemis sont nombreux!  Ils me jouent des tours." s'amusa-t-elle. Elle dût constater en retrouvant son bol qu'il était entouré de deux belles tartines de confiture.  Rouge.

" Ce doit être... de la groseille " dit-elle lentement à voix haute. D'une voix blanche. Et chevrotante. " Ou alors de fraise peut être! A la rigueur ! "

      A cette heure-ci, le facteur avait dû passer. Des factures, des cartes postales ( elle en recevait encore de temps en temps et c'était un plaisir ), ses revues auxquelles elle était abonnée ( quel jour est-on? ), pas de pub, un colis peut être?. Dans la boîte, la boîte à lettres elle trouva ... Un oiseau... Une oiselle plutôt ... Sur ses oeufs... Dans son nid... Avec un oeil vif, interrogateur. "

"Un oiseau dans ma boîte aux lettres, admettons! Qui a pondu des oeufs, pourquoi pas! Qui a eu le temps de faire un nid entre hier et aujourd'hui... Avec des duvets, des brindilles, de la paille, tout, alors là!...  "

" Oui... Bon... On va pas... Hein! "

      Et elle partit gaiement, avant qu'il ne fasse trop chaud, les butter ses patates, les cueillir ses fleurs sans vergogne, les semer ses graines de perlimpinpin, les arracher ses envahisseuses. Au jardin, les tournesols dressés, somptueux, rustiques, pas pénibles, la roquette à profusion ( " il faudra que j'en donne " ), les fiers pavots cramoisis, le fouillis de capucines bordant chaque parcelle, les buis, infestés par la pyrale attendant benoîtement d'être réparés ou de crever, des coquelicots sauvages, des violettes encore, des roses trémières, des...  "

" Quelle munificence! Merci, merci Madame la Nature, Monsieur  le Cosmos. Ce jardin, c'est moi, c'est tout moi, c'est mon bébé, c'est mon prolongement, je m'y reconnais, je l'ai créé. J'en aime chaque buisson, chaque escargot, chaque brin de mauvaise herbe, chaque coccinelle, chaque fourmi; c'est bêbête, hein! "

" Salut mes petites grenouilles! " fit-elle en s'approchant du bassin "  Vous êtes bien, là, sous la glycine? sur les nénuphars? Qu'est ce que tu dis, toi, avec ton gros cou qui palpite?  "

" Côa, côa. Beau temps pour les légumes! Côa, côa " répond la batracienne placide.

" Tu sais, ce matin, tout me paraît bizarre, rien n'est vraiment comme d'habitude... "

" Côa, côa. Beau temps pour les légumes "

" Au moins vous, vous êtes bien mignonnes, comme d'habitude, vous êtes belles, le nénuphar vous va bien au teint...  "

      Il lui semble que , derrière elle, des bougies s'allument, que des livres s'ouvrent, mais il n'y a rien. Rien du tout.

      "Mais?... alors là, non! ah non, ça, ce n'est pas possible, non, ça c'est pas moi!... "Elle a crié.

      Au milieu des patates, un.. une petite... statuette... En plâtre... Un homme de petite taille en plâtre...  en plâtre tout peint en bleu...  et rose, avec son bonnet de lutin... rouge...  avec sa barbichonnette blanche, avec son air niais, ces cils, ses lunettes et toute sa mièvrerie... "  Non, non. Je n'ai jamais décoré mon jardin avec un nain de jardin. En plus, c'est Prof, celui là, c'est leur leader, il va tous les faire venir!  Non non, pas de ça ici! Alors là!... Je vais le casser en mille morceaux. " Elle s'en saisit ( c'est pas très lourd ce truc), puis, pensant aux débris,  elle se ravise, elle hésite. Alors Prof,  sentencieusement,  réajuste ses lorgnons, lève le doigt et assène solennellement: " L'estomac a peu ou prou la forme de la classique cornemuse. "

    Epouvantée, elle jette le p'tit nain. Le coeur battant la chamade, elle part prestement vers la maison mais où se réfugier? Où trouver la sécurité?  La réassurance? La réalité?  Le connu? Le familier? Où? Elle court. Elle revient.

" Je suis parano. Tchao, les gars, j'arrête tout je perds la boule " 

      Elle retourne au jardin, le bassin n'est pas loin. Avec les grenouilles, la glycine et l'eau profonde, profonde. Elle cherche les nymphes. Elle écarte les nénuphars. Elle se penche.

Résolument.