Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
T O H U B O H U
10 janvier 2017

GUILLOTINE ET CHEMINEE

 " ...Ces cheveux longs...  Mi longs..., ... Ces pattes d'éph' ... Fort beau mec par ailleurs mais... Un pull en synthétique, n'est ce pas un peu ... Démodé?... Vintage alors? ... "

L'allure de l'homme ne me paraissait pas très... Un peu bizarre. Ses yeux éteints...

Les douze coups de minuit sonnaient ; inquiétude réaliste ou superstition, je n'étais pas sereine, je serrais  fort mon portable dans ma poche.

Mais qu'aurait-il bien pu arriver ? En  forme, bien dans mon âge, pleine d'énergie, forte de mon sixième dan de karaté, je considérai l'homme, le taxai intérieurement de zombie ramollo et... hâtais quand même le pas.

 " Voyons, je suis une femme libre dans un pays civilisé, une femme forte, je rentre du cinéma, tout va bien, Marquise, tout va très bien. "

Mais  je me rapprochais, l'homme s'était arrêté. Il me barrait le passage. Carrément. Il était debout, les jambes écartés, les bras croisés, il me regardait. Il me fixait. Menaçant peut-être. Peut-être pas. Je respirais. A fond. Reconsidérai les pattes d'éph': Risibles.

Je m'étais arrêtée maintenant. Je serrais mon portable comme une arme. Ou comme un doudou. Je contrôlais ma respiration. En fait, je haletais. J'ai osé:

 " Monsieur, que voulez vous ?  Laissez-moi passer ! "

Il était ridé. Avec des pattes d'éph', des cheveux mi longs, un pull en synthétique avec un col cheminée, un antalon de velours, un sac de cuir en bandoulière, des clark's. Tout ridé. Il ne disait rien. Sidéré ? Drogué ?

 " Je ne comprend pas, Monsieur. Avez vous besoin de quelque chose ? De  soin ? Parlez vous français ? Do you speak english ? Se habla... ? Vous avez faim ?

Il n'avait pas l'air méchant, il semblait perdu et il voulait me signifier quelque chose. Donc, j'ai insisté, j'étais curieuse :

 "Vous venez d'un pays étranger?" " Est ce que je vous fait peur ?"  "Bon, moi, je vais pas tarder à y aller..."

Je fus surprise quand il s'accrocha  à ma manche, il voulait me retenir et balbutia:

 "Madame, est ce que je peux vous dire... Vous raconter... J'aimerais bien... Il faut... S'il vous plaît..."

C'était rudimentaire, j'étais curieuse, nous nous retrouvâmes, à mon initiative, dans un bistrot, devant du thé. Ses yeux s'étaient rallumés, il voulait raconter, ses mots se bousculaient:

 "Voyez, je suis un survivant, enfin, je suis mort avant, c'était normal, enfin, c'est tout comme, c'est à dire que c'est une survie, enfin, je suis là, vous me voyez mais je m'étais préparé, c'en était fini... J'avais tout bien mijoté... "

Peu à peu, en le faisant répéter, préciser, clarifier, je compris son charabia : Il tentait de m'expliquer qu'il avait commis un crime, il y a longtemps. Lors d'une manif', en octobre 1961, des manifestants avaient été jetés dans la Seine et c'est cette exaction qui l'avait sorti de sa réserve, décuplant ses forces, il avait jeté, lui aussi, par dessus le parapet un flic, un CRS, un salaud, un assassin, un raciste, une ordure.

Normal. Jusque là je suivais, intéressée.

Garde à vue, inculpation, jugement, prison, peine de mort. La peine de mort .

C'est comme ça, c'est la loi, c'est la vie, c'est la fin de la vie programmée, obligée, la peine de mort, le prix à payer; Inch'Allah !

J'écoutais passionnément ce type humain d'un genre nouveau pour moi mais je comprenais tout bien.

Il parlait facilement maintenant, il racontait qu'alors, il s'était conditionné , il s'était préparé, il ne s'indignait pas, il ne regrettait surtout pas son geste, bien sûr, son geste était légitime, naturel, évident, il ne culpabilisait pas, il allait mourir de la main des hommes ; il ne connaîtrait pas la vie de famille, il n'aurait pas d'enfants, il n'aurait pas de métier, plus de passions, plus de joies, il ne connaitrait pas une fin de vie paisible ni même malade, la vieillesse serait une partie inconnue, il ne mourrait pas de sa belle mort, il n'aurait eu droit qu'à un bout de vie, voilà tout.

Il s'était préparé.  Il était prêt. Il était fin prêt, sa vie, son destin, c'était derrière lui. Il n'y avait rien à regarder devant. Il n'attendait rien. "Tout condamné à mort aura la tête tranchée"

Puis, un jour, son avocat lui parla d'une éventualité, d'une possibilité, il était question de "nouveau gouvernement" , de "inespéré" , il en était question depuis longtemps, depuis la fin du 18ième siècle, on en débattait mais là, cette fois ! ... LA ! A plusieurs reprises, l'avocat revint, excité, joyeux, "je suis très optimiste"

Mais lui, l'Homme, ne s'enthousiasmait pas comme le souhaitait l'avocat. Non, il n'avait pas envie de ça, il s'était habitué à l'idée de mourir bientôt, il ne s'insurgeait pas, pas résigné mais consentant. Il avait tout prévu, tout rêvé, tout organisé ; sa vie, ses projets, son avenir, c'était l'aménagement de sa mise à mort, son ordonnance, c'était là tout ce qui le tenait, il voulait simplement finir sa vie comme il l'entendait et selon ses droits, sans panache, sans souffrance, en accord avec lui-même. Et son plan, il y pensait en permanence, c'était son pré carré, il s'en déléctait, il en souriait d'aise:

"J'avais tout prévu:

  _ des beaux habits, mon costume, je ne le porte plus, je ne veux pas l'user, il aura l'air tout neuf, je me raserai la nuque, bien propre, bien net.

  _ la lettre,  j'écrirai en prenant tout mon temps une lettre bien longue avec des mots difficiles, avec des schémas compliqués que je ferai envoyer à ma vieille mère au bled, je lui expliquerai que j'ai fait une chose juste, comme elle m'a appris, mais que, pour cela, je dois mourir.

  _ la cigarette  que je choisirai blonde, mentholée, fine et bonne et longue, interminable, je vais peut-être tousser, ma première...

  _ le curé, ou plutôt l'imam, on me présentera un imam, je lui dirai son fait. Vertement. Violemment. Longuement. Et je ne m'en laisserai pas compter, je lui expliquerai, moi, que je pars satisfait, que j'ai fait une bonne chose.

  _ et puis je demanderai un verre d'alcool, ça doit être bon l'alcool, du rhum  que j'avalerai comme les marins dans les films, d'un geste vif, en renversant la tête, ce sera bon, ça me brûlera l'intérieur, j'en demanderai un deuxième, peut être un autre, si on a le droit.

  _ ... Et puis... voilà, c'est tout, je ne résisterai pas, j'irai gaillardement vers la fin, puiqu'il faut s'en aller c'est comme ça. Pourvu qu'on ne prive pas de ma manière de mourir, c'est mon droit !"

Au fil de son monologue, l'Homme était plus clair, plus compréhensible. Je l'écoutais, j'adhérais, j'acquiesçais.

 "Voilà Madame. J'avais envie de vous raconter, de raconter enfin ! "

 "Pourquoi moi?"

 "Je ne sais pas. Vous, quelqu'un d'autre... Il fallait que je dise mon malaise, mon mal de vivre. J'ai tué, la loi humaine punissait ce geste par la peine de mort, j'étais d'accord, j'avais construit mon départ de tout mon libre arbitre, de tout mon coeur, je partais consentant, joyeux... Fier..."

 

Et puis un jour, ce jour du 10 mai 1981, tard dans la soirée, le couperet était tombé : la peine de mort serait abolie. Mais l'Homme au col cheminée n'arrivait plus à vivre.

 Je reconsidérai l'Homme en face de moi, l'Homme qui avait réchappé à la guillotine.

Publicité
Publicité
Commentaires
T O H U B O H U
Publicité
T   O   H   U     B   O   H   U
Derniers commentaires
Publicité