UN LAPS

      Là, avant, j'ai un peu de temps, un peu de temps perdu, du temps à perdre, du temps à tuer, à mourir, un laps, ça fait drôlement longtemps que je n'y suis pas allée et puis, de toutes façons, je passe devant, ben, tiens, oui : je vais aller au supermarché, au marché super.
Je vais me garer dans le gigantesque parking, je vais bien me souvenir de l'emplacement.
Je vais prendre un charriot, on ne sait jamais. 1 euro.
Je vais bien me fatiguer, bien m'écoeurer, bien me dégoûter.
Ce sera fait.
Peut-être fini.
A tout jamais cette fois.

      Je marche gaillardement dans les allées. Je chantonne, victorieuse, heureuse, le supermarché ne m'aura pas. Même pas envie. Ça pue trop. Pas beau. Je regarde même pas. Pas envie, vous dis-je.

      Tout à coup, dans une allée, une petite fille pleure, elle regarde partout, s'accroche à un petit charriot, murmure "maman", elle cherche sous le blafard des néons, apeurée, desespérée.

– Tu as perdu ta Maman... Sois rassurée, elle n'est pas loin, elle va venir, ta Maman, on va l'appeller très fort dans un micro, on va au bureau d'accueil là-bas, viens... Comment tu t'appelles ?

Shalima me suit accrochée au petit charriot, regarde autour d'elle, pleure. La dame de l'accueil, débordée, fatiguée, exaspérée, lui demande son nom, lui fait répéter, encore, plus fort, " pleure pas en même temps, je comprends pas, moi ".  

– Votre attention s'il vous plaît. La petite Shalima attend sa Maman à l'accueil. La petite Shalima attend sa Maman à l'accueil.

– Tu vas voir... Elle a entendu... Elle va venir tout de suite... Bientôt... Regarde... Attends... Elle va arriver... Elle va venir... Elle est belle ta Maman ?... Elle va arriver... 

– Madame ? Vous pourriez refaire l'annonce pour la petite ? S'il vous plaît ?

– Deux minutes, je suis toute seule, vous voyez pas ?

– La petite Shalima attend sa Maman...

– C'est pas le tout de faire des gosses... Les gens sont marrants, ils pourraient faire gaffe à leurs gosses, je sais pas, moi...

Shalima regarde partout, s'accroche au petit charriot avec confiance, des larmes, va se cacher derrière le haut comptoir.

– Elle n'avait pas entendu avec le bruit... Elle va venir te chercher. C'est ta Maman qui t'a fait ta jolie couette ?

Une femme semble s'approcher de l'accueil... même couleur de peau que Shalima, un portable à l'oreille... approche... l'air... mauvais... approche de plus en plus lentement, elle termine sa conversation...

– Elle est où?

– La voilà, ta Maman !

Shalima, qui a entendu la voix, sort de derrière le bureau. Elle avance derrière son charriot-bouclier, elle baisse la tête. Madame lui fout une baffe, une trempe, une rouste, un grand revers de main dans le dos.

– Alors, t'étais où? Je te cherchais, tu pouvais pas rester tranquille ? Allez, on rentre, tu vas voir à la maison. Terminé, je t'emmène plus jamais.

Shalima pleure. Fort cette fois. Je sors, je pars, je quitte, je m'enfuis, je cours, je le savais bien.

Bien fait pour moi. Une bonne leçon. Ça m'apprendra.

Mais qu'allais-je donc faire dans ce super ?

Je n'aurais pas dû.

Je m'étais pourtant promis.

Je le savais bien. Quelle mouche m'a piquée.

Qu'est-ce qui m'a pris.

Je n'irai plus jamais jamais jamais. 

Quelle séduction ? Quelle attraction ? Quel appât plus un gratuit ?

J'ai cédé à une vieille addiction.

Je n'aime pas. Je ne veux pas. C'est laid. Plus jamais, je n'irai plus jamais perdre ma belle jeunesse, je n'irai plus jamais me faire du mal dans ce lieu maléfique.

Plus jamais gaspiller un laps.

Je jure solennellement de ne plus abîmer mes précieux laps.