A TABLE

 " A table!  A-TA-BLEÛEÛ... C'est prêt... "

   C'est au moins la quarante douzième fois qu'elle les appelle, alors prise d'une soudaine auto-compassion, elle arrête d'insister.

  " Ils ne veulent pas s'arracher de leurs écrans, ils ne viennent pas manger, c'est bon, c'est entendu, je ne vais pas m'égosiller plus longtemps... Un peu de dignité... "

Ca fait un moment tout de même qu'elle acommencé à les faire mijoter, ses petits-légumes-croquants-de-printemps-tout-frais pondus-primeurs-du-jardin!..!.. Qu'elle les a épluchés!... Qu'elle les a cultivés!..., bêchés!..., binés!..., arrosés!..., désherbés!..., b-r-f-és!..., permaculturés!... C'est pour eux! pour ses chères têtes blonde!... ; alors une petite pointe de sadisme lui ne semble pas injustifiée:

_  " Je vous préviens, quand ce sera débarrassé, vous viendrez pas... Quand c'est fini, c'est fini! "

Satisfaite.

Et puis aussi, elle a mis ses jolies assiettes, celles avec des animaux: le lion; l'éléphant, le tigre..., on peut choisir.

" Oh, ils ont bien le temps de mettre la table chez leurs parents, c'est les vacances! "

 Et aussi, les serviettes en papier : ballon de foot, fleur, poney, bambi... on peut choisir. C'est quand même pas pour elle!... Elle, elle est contre. Contre cette débauche de papier, d'arbres coupés, de petits chinois exploités...

_  " Ah enfin voilà  un amateur... Alors, mon grand, par l'odeur alléché? Sers toi, les petits sont devant leurs écrans, impossible de les déscotcher!.. .Sers toi bien,  c'est des bons petits légumes du jardin, je les ai cueillis ce matin... "

_  "... sinon, y'a quoi à manger? "

_  "... euh...  Ah, voilà ta soeur... Alors, ma grande, tu as bien dormi? Regarde, une belle jardinière... Tu sais, ça fait un joli teint, les vitamines...

_  " Beuh, comme ça, là, au réveil? Il est où le Nutella?

_ " Ah, les mignons, vous avez décroché de vos écrans. C'est l'appel du ventre! Un peu plus, y'avait plus rien, j'allais vraiment débarasser... "

_  "Oh des carottes, j'aime pas les carottes, tu as fait des frites?

_  " Mamy, il faut en manger combien, des petits pois pour avoir droit à une glace au dessert? "

_  " On fait quoi, cette aprèm'? "

_  " On va à la piscine? "

_  " Il fait trop chaud, plus tard... "

_  " Non, on va aux jeux, à la salle de jeux... "

_  "Ouaiaiaiais... salle de jeux...  salle de jeux.. . salle de jeux..."

_  " Non, non, on ne reste pas enfermé  par ce beau soleil... Et puis vous n'avez rien mangé... "

_  " Y'aura quoi pour goûter? "

   Seule, à table,  elle se rend compte que, eh bien, qu'elle n'a pas spécialement faim, que c'est pas parce que c'est l'heure du repas...  que  les petits pois carottes qu'elle a préparés ( avec amour) ne lui disent rien. Rien.

Non, elle a simplement envie d'un citron. Un bon citron pressé dans un peu d'eau tiède. Et elle va le presser. Pour elle. Pour elle toute seule. Pour sa pomme.

Tranquillement.

Sereinement.

Et c'est divin.

Elle se régale.

Elle est seule. Elle est à table. Il y a six couverts ( qu'elle a disposés à la place du préposé ). C'est l'heure du repas. Elle n'a pas faim. La jardinière de légumes fume... Et, bien qu'elle ne considère pas la cuisine comme une corvée mais plutôt comme une activité toute aussi créative qu'autre chose, elle trouve qu'elle a passé beaucoup de temps, d'énergie, (d'amour? ), pour personne. Pour rien. Elle n'a vraiment pas faim. Elle débarasse. ( A la place du préposé ).

Alors elle décide:

dorénavant, elle va épier par le menu, ses sensations, ses envies, ses goûts. Et elle va aller dans cette direction, sans voie de traverse. C'est son chemin, son autoroute, SON GOÛT c'est sa voie royale... Déjà, dans ses livres, Lacan lui avait bien dit: " le sujet n'est coupable que d'avoir cédé sur son désir. "

Faire les choses pour faire du bien aux autres? Jusqu'à se trahir? Se nier?

Non, non.

 _ Cette aprèm'?

 _ Au pieu.

 _ Au frais.

 _ Avec un bon bouquin.

 _ Et avec un beau soleil dehors.

 _ C'est parce que c'est comme ça.