VARIATION SUR MOI-JE

      Mes Dames et Messieurs et mes petits enfants,

      Ah vous dirai-je Maman

      Quelle ne fut pas ma surprise, pas plus tard qu'hier, de réaliser que je marchais sur deux jambes, sur mes deux jambes, grâce à mes deux jambes. J'étais là, tranquille, assise sur mon cul, quand je pris conscience tout à coup, que, posé devant moi, sur ma petite table, celle qui boite, était un livre, un bouquin, mon bouquin et que j'étais en train de le lire et qu'avec ma main gauche, je le tenais vaguement et que ma main droite, la plus utilisée, ma plus familière, tournait régulièrement les pages, cependant que mes yeux, mes propres yeux, photographiaient, déchiffraient, lisaient, s'appropriaient le contenu du dit livre. Surprise, stupeur, oui, le texte me pénétrait toute entière par les yeux, avec l'aide des mains mais aussi de ma position tout à fait confortable, mais aussi avec mes pieds, qui, appuyés par la pointe, me garantissaient le contact avec le sol, le tapis moelleux.

      Piquée, je me rebellai, cessai de lire, d'entrer dans le texte ou plutôt, je coupai le fil de ce texte qui me pénétrait et me levai. Debout, mes pieds me dirigèrent alors vers l'interrupteur que j'allumai et la pièce fut transformée puis vers la théière, encore bien chaude, vers le piano où mes doigts tapotèrent quelques notes, un air, une chansonnette. Alors, ces yeux pour lire, ces oreilles pour entendre, ces pieds pour marcher étaient ils des prothèses, étaient-ils moi, au fond ? Je réalisai qu'une greffe de coeur obéit à la personne qu'il sert, une greffe de jambe, une greffe de rein, une greffe d'oeil !... Pourquoi marcher sur deux jambes seulement? D'aucuns sur cette terre marchent avec quatre... Et les bras pour tenir mon livre ? les poulpes, les pieuvres! ... Deux yeux seulement ? Je pensai aux abeilles, à leurs yeux à facettes ... Un cou si petit ? Et les girafes ...Et tous ces oiseaux avec leurs ailes, si haut ? Quelle injustice. Je les réfute. Je résolus de m'épurer, de me débarrasser de ces prothèses ridicules et insuffisantes pour ne garder que ma substantifique moelle, que mon essence de Moi, que mon P C central

      J'en fus empêchée. Un bras, qui n'était pas le mien, me retint, le bras de mon bon sens. Était-ce là une prothèse encore ? Comment m'en défaire ?